Jérusalem au Poker est l’un de ces romans impossibles à résumer. Ou plutôt, si, il est très facile à résumer, mais c’est comme tenter de raconter un film des Monty Pythons : vous savez que vous avez à peu près fait un sommaire du fil conducteur, mais votre interlocuteur persiste à ne pas comprendre ce que le film a de si fantastique, et les scènes irrésistibles que vous décrivez avec force enthousiasme le laissent de marbre. Inracontable, je vous dis. Mais je dois être un petit peu masochiste.
31 Décembre 1921...
Trois hommes s’asseyent par hasard à une même table, dans un tripot de Jérusalem. Pour passer le temps, ils commencent une partie de poker, qui va durer douze ans, et dont l’enjeu va s’étendre pour devenir rien de moins que le contrôle de la ville sainte...
Une merveille...
Mais tout dépend d’une seule chose : que le lecteur accroche au style très particulier de l’auteur. Et là... On a rarement trouvé dans un roman une telle dose de folie, et en même temps une telle tendresse pour les personnages, tous, qu’ils soient les héros ou des personnages secondaires. Edward Whittemore décrit le destin de trois hommes extraordinaires, mais on se rend vite compte que pour lui, tous les personnages sont tout aussi extraordinaires, et leur humanité transparait derrière leur côté plus grand que nature, évitant la caricature. Mais cette tendresse est associée à un regard féroce et irrévérencieux, qui n’épargne personne, quelle que soit la religion ou les convictions.
C’est un roman qui laisse une part extraordinaire au hasard, qui, en échange, se montre généreux, et permet une incroyable accumulation de coïncidences. Dans tout autre contexte, cette accumulation taxerait lourdement la capacité d’acceptation du lecteur, mais ici, elle fait simplement et naturellement partie du charme du récit. De même, le fil du récit saute dans le temps, confus et emmêlé comme la mémoire du vieux Haj Harun, passant de souvenirs en digressions, suivant au hasard d’autres personnages... Le mélange de tous ces éléments, associé à la maîtrise stylistique de l’auteur, crée un univers unique à la fois crédible et totalement dénué de logique, plein de poésie aux endroits les plus inattendus, et parvient à créer un conte en entrelaçant des éléments de fiction et de fantastique avec l’histoire récente du Moyen-Orient. Une histoire d’amour, d’espoir (et de désespoir), de transformation et de permanence, qui emporte irrésistiblement le lecteur, sur fond de Ville Eternelle.
Edward Whittemore s’impose comme l’un des auteurs les plus originaux et les plus enthousiasmants que j’ai eu l’honneur de lire et mérite une bien plus vaste diffusion. A bon entendeur...
L'auteur : Edward Whittemore (1933-1995) a, après des études d’histoires à l’université de Yale, servi dans les Marines, puis dans la CIA (1958 à 1967, en Extrême Orient, en Europe et au Moyen Orient). Après ses années dans la CIA, il est passé par divers boulots et a vécu en Crète et à Jérusalem pendant qu’il écrivait ses romans. C’est un auteur quasiment inconnu, y compris outre-Atlantique ; ses cinq romans ont même longtemps été introuvables. Old Earth Books a récemment remédié à cet état de choses (pour la VO) en les rééditant tous, et depuis peu les deux premiers romans de la série Le Quatuor de Jerusalem, considéré comme son chef-d’œuvre, sont également disponibles en français : La Tapisserie du Sinaï (1977), Jerusalem au Poker (1978), tandis que deux restent à traduire, Les Ombres du Nil (1983) et La Mosaïque de Jericho (1987). Son autre (et premier) roman, Quin’s Shanghai Circus (1974), une histoire d’enquête/espionnage dans un style similaire au Quatuor, n’a pas encore été traduit, et il travaillait lors de son décès à un nouveau roman, Sister Sally and Billy the Kid, qui sera peut-être publié un jour à titre posthume... De nombreuses informations, critiques et discussions sur son oeuvre sont présentées (en anglais) sur le site Jerusalem Dreaming.